Épopée Bowie #4 : Avec Hunky Dory, Bowie profite de ses derniers instants d’anonymat
DAVID BOWIE - Hunky Dory / 1971 / RCA
Avec Hunky Dory, Bowie vit ses derniers moments d’anonymat et livre un avant-goût du glam-rock qui le rendra célebrissime. Mais cet album est beaucoup plus qu’une transition avant le succès, c’est un véritable chef-d’oeuvre d’étrangeté et de beauté, dans lequel il consolide son statut d’artiste insaisissable.
Je vous avais laissé sur une fin un peu mystérieuse dans ma chronique de The Man Who Sold The World. Car pour le coup, c’est un album très étrange plus j’y repense, y’a une ambiance malsaine chelou dedans, disons que c’est pas le Bowie que je vais réécouter de si tôt. Et c’est à peu près ce que les gens pensent à l’époque en réalité. Peu de titres passent à la radio, Bowie n’est pas encore une star, mais il a trouvé sa voie, ça c’est certain. Reste à convaincre le public maintenant, et vous allez voir qu’avec ce quatrième album, Bowie confirme qu’il est the next big thing.
On est donc en 1971, et David n’a plus de nouvelles de ses musiciens Mick Ronson, Tony Visconti et Mick Woodmansey parce qu’il leur avait un peu cassé les couilles à rien foutre pendant l’enregistrement de son troisième album (son implication dans la composition est sujette à controverse, je vous invite à lire la chronique précédente pour mieux comprendre, c’est une série en fait). Son album a tout de même bien marché avec la critique, notamment aux États-Unis, donc on l’amène faire un tour promo radiophonique aux States. Ce voyage va largement l’inspirer pour l’écriture de chansons d’Hunky Dory, notamment trois hommages à trois stars de la marginalité américaine : Andy Warhol, Lou Reed et Bob Dylan. Et puis, retour à Londres et là le mec se retrouve solo avec une méga envie de créer de la musique, relou. Il se met donc à composer au piano, lui qui compose quasi tout le temps à la guitare, et ça va radicalement changer sa musique, comme vous allez le voir. Comme ça en solo, il va composer près d’une vingtaine de titres qui figureront sur Hunky Dory et Ziggy Stardust (donc genre la quintessence ultime de Bowie 70’s, rien que ça). Une des premières démos qui attire l’attention se nomme “Oh! You Pretty Things”, et le producteur Mickie Most (à l’époque à Londres c’était LE mec chez qui il fallait aller pour créer un hit) propose au chanteur Peter Noone de l’enregistrer, ce qu’il accepte. Et donc Oh! You Pretty Things se classe 12ème aux charts anglais, avec Bowie au piano, mais ça reste un titre de Peter Noone.
Donc là il commence à se dire ok il est temps que j’aille au studio enregistrer mon album, mes titres marchent, y’a pas de raison. Il refait donc appel à Ken Scott qui avait produit à ses côtés, il en est ravi, cool ça marche on y va mon gars je te suis ! Puis il fait revenir les deux Mick, les mecs sont pas rancuniers. On cherche un bassiste pour remplacer Tony Visconti : Rick Kemp ? Non il a une calvitie dit Mick Ronson, bon très bien alors pourquoi pas ce gars Trevor Bolder ? Bon ok go on le prend ! Cette petite équipe commence donc à répéter les morceaux du futur album dans le manoir de Bowie à Haddon Hall, avant de se produire à l’antenne de la célèbre émission de radio de John Peel le 3 Juin 1971. C’est la première fois qu’on entend les Spiders From Mars jouer.
Le titre de l’album est également annoncé en direct : Hunky Dory. Mais qu’est-ce que ça veut dire au fait ? Moi perso, d’intuition je pensais que ça voulait dire un truc du genre un petit personnage bossu, ou le surnom d’une petite dame bossue, cherchez pas pourquoi mais c’est ce que je pensais, et la réalité est toute autre ! Bowie écrivait pas mal de fiction, et c’est quelqu’un qui adore la mer figurez-vous, et ouais. Un jour il décide d’écrire une sorte de petite nouvelle enfantine sur un garçon qui serait kidnappé et l’histoire tournerait autour du périple de son père pour le récupérer. Mais c’est glauque quand même, tiens on n’a qu’à dire que les personnages sont des poissons, des poissons clown même, ce sera plus fun. Et puis on rajoute une romance du père avec un autre poisson qu’on appellerait Dory, un poisson amnésique : Hunky Dory (Dory la petite folle si on traduit). Il n’est pas allé plus loin une fois l’histoire écrite, car vous imaginez bien que sa carrière musicale a pris le dessus sur son activité d’auteur de fiction, mais le nom Hunky Dory est resté et il s’en est servi. Puis en 1997, bien longtemps après, Disney tombe sur ce scénar et rachète les droits à Bowie, the rest is history.
Bon évidemment tout ça est faux hein Bowie a pas écrit le scénario de Némo ce serait trop insane, et si vous l’avez cru et bah vraiment la honte … Non en réalité le titre est inspiré d’un mec qui disait ça askip à Londres, genre un gars qui avait un vocabulaire marrant et original, enfin bon on s’en branle un peu. La petite équipe donc, va enregistrer l’album sur à peu près un mois au studio Trident à Londres. On fait également venir Rick Wakeman, qui jouera du piano sur quasi tous les morceaux de l’album, et pas sur n’importe quel piano ! En effet, ils vont utiliser le même piano qui a servi à enregistrer “Hey Jude” des Beatles et “Bohemian Rhapsody” de Queen plus tard, un piano qui a de l’histoire (un piano qui a du chien ! Imaginez un chien qui a un piano Lol (ok bon en fait y’a des milliers de photos et de vidéos de chiens qui jouent du piano sur Google je viens de checker, c’est pas si drôle étonnamment)). D’ailleurs fun fact, ce mec là Rick, quand Bowie lui propose de rejoindre le groupe après l’album fini, bah il refuse, et rejoint le groupe Yes (qui ont notamment ce titre culte qui avait pas mal buzzé en genre 2016 avec plein de memes dessus etc). Bref, Bowie se retrouve avec un album fini, et artistiquement c’est du très lourd, ses acolytes s’en étaient déjà rendu compte en écoutant les démos et en voyant Bowie en studio, le mec est vraiment spécial. Mais vous savez qui est pas méga convaincu ? Andy Warhol, quel rapport me direz-vous, allez petite parenthèse anecdote, c’est gratos.
Bowie et Warhol, ou comment savoir si tu vibe pas avec quelqu’un.
Cette même année 1971, Bowie fait la rencontre de Tony Zanetta (le célèbre glacier italien) qui joue le rôle d’Andy Warhol dans la pièce d’Andy Warhol “Pork” à Londres. Oui, visiblement Warhol a aussi écrit du théâtre. Il faut savoir qu’à cette époque Bowie est complètement dingue de Warhol et du Velvet Underground, on raconte d’ailleurs que c’est lui qui a fait la première reprise sur scène du Velvet en Angleterre. Alors imaginez-vous quand il est à seulement un intermédiaire de Warhol, forcément il a envie d’en profiter. Il devient pote avec ce Tony, et les planètes s’alignent quand il voyage à New-York pour rencontrer son nouveau label RCA. Sur place, Tony se propose d’accompagner Bowie et de lui faire découvrir le monde de la nuit new-yorkaise, ses soirées et ses personnalités en vogue, détour obligé donc par la Factory de Warhol. Bowie est comme un ouf, il va rencontrer une de ses idoles. Et là, ça se passe pas comme prévu. Rappelez-vous qu’à l’époque Bowie c’est un inconnu presque, et Andy Warhol une mega star internationale, donc quand Zanetta présente Bowie à Andy, le gars s’en bat clairement les couilles (puis ça devait être un sacré enculé aussi) et cerise sur le gateau, Bowie a enregistré un son pour son nouvel album qui s’appelle … Andy Warhol ! Donc le gars arrive bonjour Andy c’est un honneur, d’ailleurs si t’as 3 minutes j’ai enregistré un son sur toi on peut l’écouter. Les témoignages diffèrent un peu sur certains points mais une chose est sûre, Warhol a détesté le son, la chose qui diffère c’est est-qu’il l’a dit à Bowie ou pas. En tout cas, ça laisse un froid et les deux se sont pas trop captés pendant la soirée après. Enfin si, Andy a grave kiffé les chaussures de Bowie (il adore les chaussures), une bonne paire jaune de golmon, et les deux ont discuté en bons autistes de chaussures, ça a même valu à Bowie son petit polaroïd. Les deux ne se reverront jamais (Warhol meurt en 87, ils auraient eu le temps de se revoir, c’étaient vraiment pas les meilleurs amis du monde), mais Bowie restera toujours fasciné par Warhol, c’est pourquoi lorsque le projet d’un biopic sur Basquiat émerge, c’est à Bowie qu’on fait appel pour y jouer le rôle de Warhol. Il existe donc un film dans lequel David Bowie joue le rôle d’Andy Warhol, je sais pas ce que ça vaut, mais en bon curieux je risque de le regarder un jour.
On peut d’ailleurs voir une influence des portraits de Warhol, comme celui de Marilyn, dans la cover de Hunky Dory. Bowie avait d’abord fait faire des photos de lui en Pharaon mais était pas convaincu, il a donc décider de poser comme une actrice de cinéma, en noir et blanc. La photo a ensuite été recolorée, d’où cette impression de dessin.
Venons-en donc à l’album. Hunky Dory marque clairement un gros virage art pop et distille des éléments glam qui vont faire le succès incroyable de l’album qui suivra. Presque plus de guitares et une omniprésence du piano, c’est un pari stylistique à l’époque où le rock domine tout, mais c’est Bowie, et c’est génial.
Dès le premier titre “Changes”, son piano tonique et le ch-ch-ch-ch-changes bégayé de Bowie, on à affaire à un truc unique. Ça sonne presque faux, c’est pas harmonieux, mais c’est parfait, ma préférée de Bowie à cet instant de sa carrière. Bowie a d’ailleur peur de stagner artistiquement, à une époque où on l’incite à se nourrir des styles de musique en vogue pour réussir, il veut pas, il veut son truc à lui. Il doit être en constant changement, toujours trouver de nouvelles idées et se challenger. Il se démarque des autres rockeurs “Look out, you rock’n rollers !”, et prône une volonté de révision perpétuelle du soi pour survivre, artistiquement ou non. C’est aussi pour ça que Bowie crée de nombreux personnages et joue des rôles, dans lesquels il distille des éléments autobiographiques. Sa version de “Oh You ! Pretty Things” voit Bowie revenir sur ce thème déjà emprunté du Surhomme de Nietzsche, la création d’un être supérieur, sur des airs de musiques très enjoués, et un refrain ultra catchy, qui contraste avec les paroles assez glauques qui font échos à pas mal de titres du précédent album. Cette notion revient aussi sur le titre “Quicksand” accompagnée de réflexions peu optimistes du style “ne crois pas trop en toi de toute façon le savoir vient à la mort” mais néanmoins l’espoir de l’amour. Puis sûrement un des titres les plus iconiques de sa carrière, “Life On Mars”, qui n’as pour le coup aucun rapport avec la planète, mais joue avec l’obsession générale de la population pour la conquête spatiale en pleine guerre froide. C’est en réalité une chanson sur une petite fille qui va au cinéma pour échapper à la vie réelle et devient absorbée par l’écran géant et ses images surréalistes. Musicalement, c’est magnifique : ouverture au piano et une progression de dingue avec des arrangements grandioses et un Bowie au top de son chant. Un titre épique au possible qui mérite clairement son statut de chanson cultissime (j’ai en tête la vidéo de Elon Musk qui avait envoyé sa Tesla dans l’espace avec un mannequin au volant qui écoute cette chanson, vous vous rappelez ?). Plus léger, on a le titre “Kooks” dans lequel Bowie s’excuse d’avance auprès de son fils qui vient de naître, d’être un papa chelou avec une maman cheloue mais qu’au final c’est pas grave parce qu’ils l’aiment et qu’ils vont le chouchouter. Il dit même à un moment “ne t’embrouilles pas à l’école sinon papa va devoir se tapper avec d’autres papas et ça c’est pas trop ma came garçon”. C’est mignon, mais c’est quand même placé entre deux titres très spés qui parlent de mort et de trucs chelous, ça contraste.
Viennent aussi ses trois hommages, enfin en quelque sorte. Son titre sur Andy Warhol a pas conquis l’intéressé, comme vous l’avez compris. Son autre titre “Song For Bob Dylan” (subtil le mec) est plus une parodie de Dylan, chantée presque comme lui, dans laquelle il s’adresse directement à Bob par son vrai nom Robert Zimmerman en mode “mec t’es plus une icône du rock là, reviens à tes sources arrête de te travestir” donc bon il se permet pas mal de choses. Je rappelle une fois de plus qu’à cette époque Bowie n’est personne, Dylan c’est une superstar. Enfin, le titre “Queen Bitch” est un hommage au Velvet Underground, un titre à la guitare qui préface la musique glam du futur Bowie, et qui parvient à capturer cette attitude “cool” que dégage Lou Reed.
Et puis là, la dernière chanson de l’album, “The Bewlay Brothers”, enregistrée sans démo, et qui dégage une même ambiance sinistre que sur l’album précédent. Comme beaucoup de titres de Bowie, les paroles sont libres d’interprétation, mais on y retrouve sûrement son demi-frère Terry, interné pour schizophrénie. Bowie joue une fois de plus sur l’ambiguïté de sa propre double personnalité et de sa relation avec son demi-frère. La fin du morceau, est de l’album, met clairement mal à l’aise. Bowie modifie sa voix, on a l’impression d’entendre plusieurs voix dans une même tête, un épisode schizophrénique enregistré, c’est vraiment étrange de finir la dessus.
Mais encore une fois, c’est Bowie. Et Hunky Dory, bien que musicalement assez upflifting, nous ramène à ces ambiances étranges qu'il sait créer comme personne. Sur du piano comme sur de la guitare (acoustique ou bien nerveuse) il vient poser sa voix unique, qui sonne presque faux parfois, avec des paroles souvent très déconcertantes, sur une musique tantôt joyeuse et tantôt sinistre à souhait. C’est un album grandiose qui est aujourd’hui considéré comme un de ses plus grands chef-d’œuvres, à juste titre. Une collection de titres musicalement très riches avec lesquels Bowie se démarque clairement de ce qui marche à l’époque, bien qu’ayant goûté au succès potentiel du hard-rock sur son précédent album. Et un album qui consolide son statut de marginal de la musique, personnage étrange et qu’on n’arrive pas à vraiment cerner, qui fascine tant il est insolite. Bowie cultive le mystère, il est insaisissable, impossible de capturer le vrai “lui”. On a seulement droit à quelques éléments autobiographiques parsemés ici et là.
Et ce n’est pas prêt de s’arrêter. En écrivant Hunky Dory, Bowie a déjà en tête un nouveau personnage, inspiré notamment de son idole Lou Reed et du Surhomme de Nietzsche. Un alien qui viendrait amener un message d’espoir à l’humanité avant l'Apocalypse. Son nom ? Ziggy Stardust. Il ne sait probablement pas l'impact que ce personnage va avoir sur sa vie, mais vous savez bien que Bowie quittera définitivement le monde de l’anonymat avec lui.
Vous pouvez écouter Hunky Dory sur toutes les plateformes : Spotify, Apple Music, Deezer, Amazon Music, Youtube Music, Qobuz.