Épopée Bowie #2 : Space Oddity, ou comment (re)commencer une carrière.

DAVID BOWIE - David Bowie (Space Oddity) / Mercury / 1969

Deuxième épisode de notre épopée Bowie, aujourd’hui on commence à parler sérieux, pour son deuxième album paru en 1969. Toujours pas de succès immédiat, mais une sortie qui marque un tournant dans sa jeune carrière.

Dire que le premier album de David Bowie laisse sur notre faim serait un euphémisme. Et tout aurait pû s'arrêter assez prématurément pour lui après 1967, le mec vend quasi aucun disque, c’est chaud. Il étudie en parallèle les arts de la scène auprès de Lindsay Kemp, il joue le mime, il interprète des personnages comiques, et surtout il rencontre une meuf : Hermione Farthingale (le “h” gâche tout, elle aurait pû s’appeler farting gal, la fille qui pète, ça aurait été marrant, tant pis). Avec elle et le guitariste John Hutchinson, il crée le groupe Feathers, avec lequel ils donnent des représentations musique/mime, enfin bref ils s’amusent quoi. 

Pour répondre au non-succès de ses premières sorties, son manager de l’époque veut produire un court-métrage promotionnel dans lequel Bowie interprète ses premiers titres, une sorte de compil de clips en gros, le truc est pas super et sortira finalement qu’en 1984, quand Bowie sera déjà une star mondiale depuis longtemps. Mais là en 1969, c’est pas la joie, d’autant plus qu’il se sépare de sa copine Hermione, il est au plus bas. Là vous avez le contexte, parlons maintenant DU titre qui va tout changer.


Space oddity : genèse d’un hit


Un an plus tôt sortait le film 2001 L’odyssée de l’espace de Kubrick, que Bowie avait vu au cinéma complètement défoncé, mais c’est surtout l’apogée des missions Apollo et on est à quelques mois des premiers pas de l’Homme sur la Lune. Alors quand il écrit une chanson sur un astronaute perdu seul dans l’espace, qui perd contact avec la Terre, on voit tout de suite l’opportunité, des timings de fou comme ça on en voit rarement (c’est comme si Vianney écrivait une chanson sur les martiens quelques semaines avant que Thomas Pesquet aille en mission sur Mars (OUI, il va y aller, je vous le dis)). Mais Bowie l’a pas forcément écrit avec ça en tête, d’ailleurs, perso, j’y vois surtout une chanson sur la solitude et l’aliénation. Le mec est solo dans l’espace, il perd contact avec la Terre mais au final, c’est pas si grave, il contemple sa propre mort. D’autres y voient une métaphore du trip de drogué, avec le décompte au début à la manière d’un shoot d’héroïne qui mettrait son temps à faire effet, etc. L’idée me plaît moins. Bowie est seul, perdu, il invente ce personnage du major Tom, figure perdue, comme lui. Le morceau divise : son producteur/ingénieur Tony Visconti le rejette, le jugeant trop peu original, on refile la production à Gus Dudgeon, son ancien ingénieur. Et puis le morceau fait son effet auprès des labels, en particulier chez Mercury, qui propose un contrat à Bowie sur la base de ce morceau. La suite est simple, le titre va cartonner et se hisser au top 5 des charts anglais (ce sera d’ailleurs son seul hit pour les 3 prochaines années), malgré un début difficile, et puis c’est aujourd’hui un des titres les plus iconiques de Bowie. Le titre est tellement fort que ce second album, destiné à être appelé David Bowie comme le premier, va prendre le nom non-officiel de Space Oddity. Mais je vais vous dire un truc, je trouve que c’est même pas le meilleur de l’album.

Les visuels sont juste dingues, le mec était trop en avance sur son temps. Évidemment c'est influencé de fou par 2001, mais on voit déjà un Bowie très inspiré et "spécial", première incursion dans les arts visuels et le développement d'un style qui fera partie intégrante de son succès.

Car oui, cet album regorge de morceaux tout simplement extraordinaires. Musicalement, c’est quand même très inspiré de ce qui se fait à l’époque, disons que Bowie n’invente rien. Mais il arrive à puiser dans ses inspirations pour donner un truc qui au final est très … bah Bowie quoi. On sent évidemment les influences folk de Bob Dylan, y’a des morceaux qui font clairement Beatles, mais, c’est Bowie tout de même, le mec est pas faussaire non plus. Ça a été pourtant une des plus grosses critiques de l’album, mais je trouve que ça vaaaaaaa.

Niveau musique, assez peu de guitare électrique, un mélange de folk, de rock progressif et de psyché, le tout savamment orchestré et arrangé (on a des arrangements symphoniques sublimes sur certains morceaux et la production générale est de haute volée). Et on y trouve surtout un Bowie qui écrit plus sur lui, sur l’expérience humaine, des textes plus profonds et personnels, il casse donc avec sa pratique des mini-sketchs de son premier album mettant en scène des personnages aléatoires. Ici, il parle de lui, ou du moins, il fait refléter ses expériences et son état d’esprit. On a Letter to Hermione, qui est ni plus ni moins qu’une lettre qu’il a failli lui envoyer, mais qu’il a décidé de transformer en chanson. Une magnifique ballade sur le deuil de la relation, il parle même de son nouveau mec, qui lui offre ce que lui ne pouvait pas lui offrir (I feel you David).

Énorme version live à la radio sur la célèbrissime émission de John Peel

Durant cette période, Bowie perd également son père, le sort s’acharne contre lui. C’est aussi pour ça que l’album traite de sujets aussi sombres et tristes, c’est avant tout une prise de conscience du monde qui l’entoure, sombre et violent. Ce sont aussi les heures de gloire du mouvement hippie, et de ses dérives (cf Charles Manson) que Bowie remet en question sur le très long Cygnet Committee. Un morceau surpuissant, avec une seconde partie grandiose, aux influences Pink Floyd assez marquées, 9 minutes à couper le souffle, le début me fait d’ailleurs penser à du Black Sabbath. On a aussi le morceau Unwashed and Somehow Slightly Dazed, dans lequel Bowie marque le contraste entre un garçon et sa copine, issus de classes sociales complètement contraires, petite touche d’harmonica qui fait pas de mal.


J’avoue que le deuxième tiers de l’album est pas dingue, en tout cas selon moi, puis surtout que les 4 premiers morceaux sont dinguissimes donc compliqué de tenir le rythme sur un album entier. On a un deuxième morceau sur Hermione, moins convaincant, de beaux arrangements tout de même sur Wild eyed boy from freecloud, un autre morceau où Bowie se positionne comme un personne en marge de la société, toujours là mais à la frontière du contact avec l’autre, un spectateur de la vie qui l’entoure, à laquelle il ne prend pas réellement part. Le morceau God Knows I’m Good renoue avec la tradition du storytelling et des sketchs de personnage, Bowie met en scène une femme qui vole pour se nourrir dans un supermarché et essaie de se convaincre qu’elle est une bonne samaritaine aux yeux de Dieu, critique au passage de la consommation et de la machinisation, les caissiers y sont décris comme des machines à récolter l’argent des pauvres, en gros. 


Et puis là, le final, Memory of a free festival, inspiré par la tenue d’un vrai festival auquel Bowie participe en Août 1969 grâce un programme artistique de l’époque à Londres, sorte de MJC qui organisait des events. C’est clairement le morceau le plus représentatif de son époque, pour rappel on est en plein mouvement hippie, Woodstock et tout le bordel. Le morceau est magnifiquement amené par un orgue, par-dessus lequel Bowie chante à la gloire d’une belle journée de festival, où tout le monde se retrouve, danse au soleil, se drogue aussi (on a plusieurs allusions à l’ecsta notamment). Mais c’est pas niais, enfin je trouve pas, c’est beau. La deuxième partie du morceau, c’est juste Bowie qui chante la même phrase en boucle :

The sun machine is coming down

And we’re gonna have a party

Le soleil se couche, on va faire la fête tous ensemble. Ce sont d’abord des voix disparates qu’on entend en fond, puis tout un choeur qui le rejoint pour chanter et tapper dans les mains, on a l’impression d’y être, c’est magnifique, avec le synthé grave qui vient ponctuer le tout, un grand moment, parfait pour clore cet album. 


C’est au final un album assez peu homogène, on a d’un côté des sons absolument sublimes à la production phénoménale, et d’autres que l’on oublie assez facilement. Bowie n’était pas très à l’aise en studio à l’époque si l’on en croit ses biographes, ses directions n’étaient pas forcément très claires et affirmées, d’où l’aspect disparates de certains morceaux, et la raison pour laquelle l’album n’est pas considéré comme un chef d’oeuvre pour beaucoup.


D’ailleurs, si le single de Space Oddity a fait un carton, ce n’est pas pour autant que l’album est une victoire. C’est même un nouvel échec commercial pour Bowie, et il faudra attendre le succès de Ziggy Stardust en 1972 pour voir les ventes des rééditions de son deuxième album exploser. On va même utiliser une pochette différente et complètement anachronique mettant en scène son personnage de Ziggy pour mieux vendre (alors que la version originale est juste magnifique, avec le portrait de Bowie collé à une oeuvre de Vasarely, pionnier de l’art optique). 


Aujourd’hui évidemment, on se rend compte de l’importance de ce second album dans la discographie de Bowie, et du changement de direction musicale qu’il a entrepris, mais à l’époque c’est moins évident. Il reste encore du chemin avant la reconnaissance unanime et le succès planétaire, pour l’instant les critiques valident, il faut maintenant convaincre le grand public. Le chemin est long, mais vous connaissez la suite.

Vous pouvez écouter Space Oddity sur toutes les plateformes : Spotify, Apple Music, Deezer, Amazon Music, Youtube Music, Qobuz.

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