Retour sur l’étrange et fascinant Ultravisitor, 20 ans plus tard

SQUAREPUSHER - Ultravisitor / Warp / 2004

@ Eva Vermandel

 

Je parle souvent de Warp, voire très souvent, mais j’ai pas encore eu l’occasion de parler de ceux qui ont fait Warp. Pas les mecs qui ont lancé le label à la fin des années 80, non, ceux qui en ont fait le label le plus intéressant et imprévisible du marché, et ce depuis plus de 30 ans. Car oui, on ne se crée pas un nom comme ça, mais avec quelques grosses légendes dans un roster ça peut se faire. Alors forcément, lorsque l’on se met à sortir les albums d’Aphex Twin ou d’Autechre, on devient LE truc de référence sur la scène électronique un peu underground de l’époque. Et c’est vrai qu’on a tendance à ériger Aphex Twin comme le dieu incontesté de la musique électronique, du moins en termes de créativité, et pour son aura de génie complètement taré qui se joue du public et de ses apparitions et prises de paroles très rares. Mais ce serait oublier quelqu’un de tout aussi important et talentueux, Squarepusher. 

Et si je vous parle de Squarepusher aujourd’hui, c’est pas parce que je me fais un kiff perso, enfin si, mais pas que. Ce 25 Octobre sort la réédition de son sixième album Ultravisitor, souvent considéré comme son œuvre la plus marquante, un album de plus d’1h20, mêlant habilement les enregistrements live et studio. Mais avant tout ça, faisons quelques pas en arrière pour comprendre d’où vient cet album et qu’est-ce qui le rend si spécial ? Déjà, il faut prendre conscience qu’un artiste comme Squarepusher va clairement pas plaire à tout le monde, vous me direz, c’est la même chose pour n’importe quel artiste, certes. Mais c’est pas pareil de dire “Naps, ça peut pas plaire à tout le monde” et “Squarepusher ça peut pas plaire à tout le monde”. Pourquoi ? Tout simplement parce que Squarepusher c’est un putain de virtuose de la basse, un génie de la programmation MIDI et un personnage très atypique. Là où Naps, bah c’est Naps quoi. 

Tom Jenkinson donc, commence la musique assez jeune, à la guitare, puis évolue vers la basse, qui deviendra son instrument de prédilection et le fil rouge de son œuvre. C’est vrai que quand on écoute sa musique, on s’imagine pas forcément que son truc c’est la basse, on l’entend oui, mais y’a tellement de bordel électronique sur la plupart de ses sons qu’on y prête pas attention. Puis son blase, ça veut quand même dire “mec qui appuie sur des boutons carrés”, en références aux touches carrées des contrôleurs MIDI. Mais voilà sachez-le, c’est un virtuose de la basse, il a d’ailleurs été bassiste dans plusieurs groupes avant de se lancer dans la  production de musiques électroniques. Mais c’est aussi un passionné de machines, de machines qui produisent du son, et ses premières expérimentations ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd, puisqu’elles parviennent aux oreilles d’Aphex Twin (et je pense pas qu’Aphex Twin soit sourd). Évidemment très intéressé par ce qu’il entend, il le présente à nos chers amis de chez Warp Records, qui eux aussi kiffent plutôt beaucoup. Un premier album sort sur le label d’Aphex Twin (Rephlex Records), Feed Me Weird Things, et l’on peut alors découvrir le son Squarepusher. Une musique déstructurée, rapide, à mi-chemin entre la jungle et le jazz-fusion, ce qui sur le papier parait pas évident du tout.

Son premier album pour Warp, Hard Normal Daddy, va encore plus loin dans le peaufinement de ce son, avec des titres mythiques comme Beep Street. On y entend moins de bruit, plus de mélodie, et il parvient à réconcilier la musique drum and bass avec le public, qui commençait un peu à en avoir ras le cul à l’époque. C’est donc la surprise à la sortie de son troisième album Music Is Rotted One Note en 1998. Un album super expérimental dans lequel Squarepusher joue des instruments live (batterie, basse) et fait un album qui aurait pu, du moins dans l’esprit, sortir dans les années 70 en même temps que les classiques fusion de Miles Davis ou Chick Corea. Beaucoup moins d’électronique, et une atmosphère étrange, menée par l’improvisation tant structurelle que sonore. En fait le truc qu’il faut saisir, c’est que ce gars n’en n’a rien à foutre de son public. Non pas qu’il le déteste, non, mais il va créer ce qu’il a envie de créer, peu importe que l’on se soit habitué à ses titres jungle ou drum and bass, ce sera du jazz pour cette fois. Il va continuer dans cette ambiance sur deux EP, puis revenir à son carrément club sur Selection Sixteen et ses titres acid, et puis retour (quasi) aux sources avec Go Plastic sur du gros breakbeat, des musiques super rapides, bleepy et totalement barrées. Son cinquième album Do You Know Squarepusher serait presque négligeable en termes de qualité (et je suis clairement pas le seul à penser ça), mais il a tout de même un intérêt, dans le sens où il est composé d’une première partie studio et d’une seconde partie live. Donc, en 2004, quand sort Ultravisitor, Squarepusher a déjà une première partie de carrière très riche, il a exploré beaucoup de territoires musicaux, pioché dans beaucoup de ses influences. Il va donc créer un album les rassemblant toutes. 

L’intérêt majeur d’Ultravisitor réside, pour moi, dans son étrangeté. Même si jusque-là, on pouvait déjà bien caractériser sa musique et son personnage d’étrange, c’est ici encore plus frappant. L’album alterne entre les pistes épiques de plus de 7 minutes, les interludes de solos à la basse, au synthé, et les bruits du public. Car oui, fait peu commun, l’album mélange des enregistrements faits en live et d’autres faits en studio, en simultané, ce qui rend la frontière entre les deux très floue, d’autant plus que c’est carrément bien fait. C’est à dire qu’on peut même pas savoir si le public qu’on entend écoute la même musique que nous sur l’album. Et le tout s’enchaîne super organiquement, 1h20 c’est super long pour un album, ici ça passe tout seul tellement on se sent happé par l’énergie super bizarre qui s’en dégage. 

@Eva Vermandel

Même côté visuel, la vibe de la cover de l’album renvoie à une ambiance assez étrange. Les photos ont été prises chez lui par la photographe Eva Vermandel, qui a déjà photographié bon nombre de musiciens, notamment pour l’excellent magazine The Wire, et notamment du roster Warp comme Aphex Twin (encore lui) ou Autechre. Je vous recommande fortement d’aller visiter son site et ses archives, et d’apprécier son portfolio assez dingue de photographie d’artistes. Ce shooting donc, se fait chez lui (on passera à côté du fait que ses murs sont bleu pétrole) et on y trouve un personnage à l’allure de geek, qui a pas l’air réveillé, voire gavé d’être là. Et bien sachez que le shooting s’est super bien passé si l’on en croit les mots de la photographe, et fun fact, la photo choisie pour la cover a été prise dans les toilettes, car la lumière y était parfaite ! Moi qui porte beaucoup d’importance à la cover d’un album, et qui suis également très influencé dans mon écoute par la première impression visuelle de celle-ci, dois avouer que j’adore. Ça retranscrit pour moi parfaitement cette atmosphère étrange et imprévisible de la musique qui découle d’Ultravisitor. 

Dès le premier titre, on est emporté dans un flot d’énergie très puissant. La frontière entre les genres musicaux n’est plus, on passe de mélodies quasi pop à de la drum and bass et ainsi de suite jusqu’à un final d’orgue qui laisse sans souffle, déjà 8 minutes et j’ai pris un sacré coup dans la gueule. Il nous laisse le temps de respirer entre les titres majeurs, en suivant d’un petit solo de basse sur I Fulcrum, qui pourrait complètement être extrait de Bitches Brew de Miles Davis, avant d’attaquer Iambic 9 Poetry. C’est sûrement un des sons les plus émouvants et impactants que j’ai eu l’occasion d’écouter à ce jour. C’est pourtant un titre assez simple, la progression se fait tout en douceur, la batterie joue un jeu simple, puis viennent s’ajouter des couches de synthétiseurs, le jeu de batterie se fait plus frénétique, on rajoute un orgue bien fat par-dessus, le final est dingue, on l’entend poser ses baguettes à la toute fin et souffler d’épuisement. Ce sont ces petits détails aussi qui ajoutent à l’expérience globale de l’album. Et puis le bruit du public, qui semble déconnecté de la musique qu’on écoute. Car le public qu’on entend n’entend certainement pas la même musique que nous. Après les deux premiers titres on l’entend cheer up à fond, ce qui dénote pas mal avec l’atmosphère émouvante du titre, ça en devient carrément drôle. Pareil, le fait qu’il ait gardé un mec qui hurle COME ON YOU FUCKING CUNT sur un solo de basse, je trouve ça super drôle et j’ai aucun mal à m’imaginer que ce soit fait exprès pour la vanne. Puis aussi le fait qu’il se présente au public au bout d’une heure sur l’album en mode “Salut je m’appelle Thomas Jenkinson”. Bref, c’est vraiment une roue libre, et c’est fascinant. 

C’est aussi un album sur lequel il atteint des sommets en termes de production. Le titre 50 Cycle lui a apparemment pris plusieurs années de travail avant d’être complété, et il résume assez bien son état d’esprit vis-à-vis de la création musicale, comme il l’explique dans une interview pour la Red Bull Academy : “le désir de faire de la musique comme un scientifique, comme un chirurgien, plutôt que comme un artiste”. Il parle de Kafka aussi après, de cette impression de jamais pouvoir réellement saisir le détail, qui s’échappe dans la distance, noyé dans un mur de son, comme lorsque le personnage de son roman Le Château est au téléphone et entend une multitude de voix superposées lui répondre sans réussir à en saisir aucune clairement. Et bien c’est très très bien expliqué de sa part car c’est exactement ce que sa musique procure comme sentiment sur cet album. Un son extrêmement détaillé, bourré de micro-détails, micro-sonorités et rythmes différents, des sonorités qui perturbent, sont parfois glauques, dissonantes, toutes réunies pour un résultat bluffant.

Certains titres sont carrément plus véner que d’autres, comme 50 Cycle que je viens de citer ou encore Steinbolt qui ressemble à du punk hardcore, mais tout s’enchaîne à merveille, entre les transitions du public et les solos de basse, on peut passer de titres dignes de véritables crises d’épilepsie à des trucs super émouvants et doux. Si les deux titres finaux pourraient ne pas être là (deux titres acoustiques, un au piano et un à la basse), une des masterpiece de cet album, et de sa carrière même reste Tetra-Sync. Un statement à la basse, à se demander combien de doigts il a pour pouvoir jouer autant de notes aussi rapidement. Le blend parfait de l’expertise bassistique (ça se dit ?), à la batterie, et aux machines. La version live de 2004 lors de son concert à Tokyo est un must-see, elle a étét récemment sortie de ses archives perso, et je me suis régalé à lire les commentaires Youtube, c’est toujours une mine d’infos. D’ailleurs, pour ajouter à son côté troll, comme Aphex Twin, il est précisé dans la description de la vidéo que sa veste portée sur scène est de la marque Dior. Genre WTF, qu’est-ce qu’on en a à foutre c’est pas du tout un truc sur lequel on va focus en regardant Squarepusher jouer de la basse. Perso, je pense que c’est une vanne et que c’est même pas vrai, et du coup, c’est très drôle. 

Cet album en général me fait juste me dire que j’écoute un mec qui s’amuse, qui teste des trucs, et qui est accessoirement excellent dans ce qu’il fait. C’est vrai, comment on rend intéressant un album qui mélange musique électronique expérimentale, drum and bass et des putains de solos de basse, le tout sur plus d’1h20 ? Et comment on le vend après ? Il faut croire que seul Squarepusher détient la recette. Ultravisitor constitue à mon sens un des piliers créatifs de sa carrière, car oui j’ai tout écouté. La coexistence ici de la musique programmée et du live, la coexistence des genres, l’expérimentation et la sensation d’improvisation et de jeu qui découle de cet album en font un chef d'œuvre de la musique électronique et un marqueur dans une carrière longue et prolifique, qui ne continue pas d’impressionner et de surprendre, encore aujourd’hui. 

Il faut écouter pour saisir, profitez de cette sublime remasterisation, écoutez chaque son, chaque détail, laissez-vous emporter par la mystique d’Ultravisitor. Je vous invite également à aller écouter l’EP Venus No. 17 Maximized, récemment remasterisé lui aussi et originellement sorti comme EP compagnon de l’album (en particulier le titre Abacus 2). Et puis allez découvrir la discographie de Squarepusher, vous en sortirez différents.

Vous pouvez écouter Ultravisitor sur toutes les plateformes : Spotify, Apple Music, Deezer, Amazon Music, Youtube Music, Qobuz.

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